Carole, infirmière de l’aube à Mayotte

Sur les routes du Sud de l’île, Carole Capelli sillonne les villages oubliés pour soigner une population isolée, au bord de la rupture.

Mzouazia, Mayotte – À 3h30 du matin, le moteur de sa voiture trouble le silence de Mzouazia. Carole Capelli part en tournée, seule sur les routes du Sud de Mayotte, pour rejoindre celles et ceux qui comptent sur ses soins dans ces zones reculées.

Dans la nuit, une lumière

Mayotte, infirmier, infirmière libérale, Mzouazia,
Au milieu de la nuit, Carole frappe à la porte de ses premiers patients éclairée par sa lampe frontale

Il est 3h30 du matin à Mzouazia, au Sud de Mayotte. La nuit enveloppe la verdure, les manguiers de la rue et les cases en tôle. Seul le bruit du moteur de la voiture trouble le silence. Infirmière libérale depuis plus de dix ans, Carole part seule sur ces routes du silence, perçant la lumière de la lune, suspendue sur le ciel. Défiant les routes tantôt en bon état, tantôt abîmées, les chiens errants, la fatigue et un réseau de téléphonie inexistant à certains endroits. Elle traverse Chirongui, se dirige vers Mtsamoudou, redescend vers Mbouni, Mronabéja, Kani-Kéli, Mbouanatsa… Des villages de l’extrême Sud de l’île, éloignés des structures de soins, mais pas oubliés de Carole. Là-bas, sa venue n’est pas une simple visite : c’est souvent la seule option, la seule réponse face à la maladie, à la douleur, parfois à l’urgence. « Ce ne sont pas les soins qui sont les plus difficiles mais l’isolement des patients. Et le sentiment qu’on nous laisse seuls, nous les professionnels de santé face à cela », dit-elle, le regard distant.

Chaque jour, sa tournée est soigneusement planifiée, ses patients inscrits sur une liste. Carole connaît chacun d’eux, leurs noms, leurs adresses, leurs pathologies. « C’est l’habitude« , dit-elle modestement. Pourtant, elle arpente ces routes non éclairées, dans une nuit encore obscure, sans la moindre appréhension, et le silence qui règne tout autour en dit long. Ce matin-là, une voiture est arrêtée sur une des routes menant à Mtsamoudou. Carole tente de prévenir la gendarmerie du secteur mais le réseau est inexistant. Tant pis, il faudra faire sans. Les imprévus font partie du quotidien.

Une urgence peut en cacher une autre

Mayotte, infirmier, infirmière libérale, Mzouazia,
Les patients diabétiques, nécessitant des injections d’insuline, sont les premiers à être vus

Sur le trajet, Carole nous raconte certaines urgences qu’elle a gérées lors de ses tournées. Un midi, elle découvre une femme sur le point d’accoucher. Ni une ni deux, elle réalise l’accouchement et organise son transfert à la maternité. Un autre jour, la famille d’un de ses patients l’appelle en urgence pour l’avertir qu’un homme de 52 ans est tombé à son domicile, en arrêt cardiorespiratoire. Plus récemment, après le passage du cyclone Chido, survenu le 14 décembre 2024, à Mzouazia, c’est un enfant que la tôle avait déchiré. La plaie, déjà infectée, nécessitait une anesthésie et des points de suture. Avec un médecin, elle reprend son ancienne casquette d’infirmière anesthésiste et prend en charge l’enfant. Le tout, dans une organisation improvisée rondement tricotée. « On a coupé la pulpe car c’était déjà nécrosé mais on a sauvé son doigt. »

Mais toutes les urgences ne saignent pas. Certaines s’effritent doucement. Comme une vieille dame, habitant un banga, qui refuse de prendre ses médicaments et qui pourrait bientôt être emportée par sa démence. Sa famille a renoncé. Trop de tensions, trop d’obstacles et de fatigue. Alors Carole continue de venir. Elle répète, insiste, essaie de maintenir un lien avec ceux qui n’ont plus la force de tendre leurs mains. Il y a aussi un vieux monsieur à Mbouini, qui n’ouvre jamais sa porte, s’emporte sans raison, accuse, tempête, pour un rien, en accusant le monde d’être à l’origine de ses problèmes de santé, mais qui finit toujours par se calmer. Il refuse les soins un jour et les réclame le lendemain. Un équilibre fragile entre soin et présence. Ici, Carole soigne aussi l’usure. Celle des corps, mais aussi celle des liens. « Il est dur ce patient, la famille ne veut plus s’en occuper, mais on continue, on ne va pas le laisser. »

Des tabous dans les villages

Mayotte, infirmier, infirmière libérale, Mzouazia, patient,
À Mayotte, des tabous demeurent autour de la santé, où pudeur, normes culturelles et peur des ragots influencent encore les perceptions

À Bouéni, Carole visite un couple. Lui, paralysé après un accident vasculaire cérébral. Elle, diabétique sévère, presque aveugle. Ils vivent seuls, marchent difficilement. Alors, Carole fait tout : les pansements, les injections, la coordination avec la pharmacie. Elle devient logisticienne, psychologue, soutien moral. Les cas se multiplient. Et les familles, souvent, vacillent. Dans certaines maisons, elle devient témoin — et contre son gré, parfois arbitre — de conflits familiaux sur la prise en charge : faut-il hospitaliser ? Garder à la maison ? Appeler un proche ? Ne faut-il pas mieux nettoyer la chambre ? Les tensions éclatent, devant elle. « Il m’arrive de devoir poser des limites car je suis soignante, pas juge de paix et je ne fais pas partie de la famille. » En effet, il arrive que la famille du patient se heurte à la difficulté de maintenir les soins, et Carole devient une médiatrice non sollicitée.

Et la barrière linguistique reste un défi permanent. La plupart de ses patients parlent le shimaoré, parfois le kibushi, mais pas toujours français. Carole a appris plusieurs mots et expressions médicales en shimaoré, mais la communication peut être complexe. Parfois, le sens d’un mot, le ton d’une phrase, ou une réticence à dire peuvent brouiller le message. Pourtant, certaines familles préfèrent s’adresser à Carole car elles lui font confiance. « Parfois, certaines familles préfèrent me demander de soigner leurs proches car ils savent que je ne vais pas parler de ce que je vois ou entends. Car je ne suis pas dans les ragots au sein des villages. Donc cela les rassure et surtout, cela fait partie du secret médical », dit-elle.

Soigner malgré l’abandon

Mayotte, infirmier, infirmière libérale, Mzouazia, patient,
Une prise de tension sur une femme âgée hypertendue

Pendant la pandémie Covid-19, les infirmiers libéraux pouvaient réaliser des tests rapides de dépistage…mais aussi ceux pour la dengue. Aujourd’hui, les autorités sanitaires mettent l’accent sur les projets hospitaliers et les professionnels de santé libéraux, disent depuis plusieurs fois, avoir le sentiment d’être abandonnés sur l’île, dans des zones parfois complexes. Actuellement, alors que l’île est confrontée aux prémices d’une épidémie de chikungunya, Carole est inquiète. Sans tests, sans consignes, sans renfort, elle et ses collègues vont continuer de faire avec les moyens du bord. « On fait avec ce qu’on a. Mais c’est fatigant. Car on pourrait faire mieux en associant nos moyens. » Elle parle aussi de la crise de l’eau, des barrages, des séismes, où Mayotte s’est enfoncée dans des crises successives avec le temps. Et malgré tout cela, Carole n’a jamais renoncé. « Certains patients sont étonnés parfois de me voir certains jours, s’il y a une alerte météo ou un événement particulier, mais peu importe ce qu’il se passe, ils ont besoin de nous, donc tant qu’on peut soigner, on y va. » Elle ajoute : « Je n’ai pas de mérite. Je fais juste mon travail. En plus, on est sur un bassin de population plus privilégiée dans le Sud que dans le centre de l’île ou dans le Nord.« 

Dans un monde où la médecine se standardise de plus en plus, Carole incarne un soin humain, immédiat et ancré dans le réel. Elle mise sur des gestes simples, mais toujours chargés de sens, où chaque acte est une main tendue. « Parfois, même quand il n’y a rien de particulier à faire, je passe simplement pour vérifier que tout va bien. J’ai aussi une patiente qui n’a pas de papiers, donc je ne suis pas payée pour ces soins. Certains de mes collègues ont des dizaines de patients dans ce cas, mais ils y vont quand même. On ne peut pas abandonner les gens. »

Chaque jour, elle repart. Non pas par héroïsme, mais par engagement et nécessité. Son travail ne se limite pas aux gestes médicaux : il tisse un lien fragile et essentiel avec ceux qui, trop souvent, sont laissés dans l’ombre, isolés et vulnérables.

Mathilde Hangard

Partagez l'article :

Subscribe

spot_imgspot_img

Les plus lus

More like this
Related

INSEE – Le nombre de naissances toujours en net recul en 2024 à Mayotte

La tendance qui était encore timide en 2023 se confirme : il n'y a eu "que" 8.910 naissances en 2024 à Mayotte

Première restitution des travaux de l’Observatoire de la commande publique

Il ne faisait pas assez parler de lui à...

Les Mahorais du bataillon reconstruction, fiers et heureux de rebâtir Mayotte

Mobilisés dans le bataillon reconstruction, qui réalise des chantiers à travers l'île depuis la mi-février suite à Chido, plusieurs Mahorais sont heureux d'aider à rebâtir l'île où ils ont grandi. Plus qu'une volonté, ce retour était une nécessité pour certains. C'est le cas du sergent Mouhamadi, qui travaillait, ce mercredi 23 avril, sur un chantier à Mtsamboro.

Projets de loi Mayotte : des investissements très (trop ?) étalés dans le temps, révèle le Haut Conseil des finances publiques

Ce sont 4,2 milliards d’euros qui vont être investis à Mayotte. Mais certains avaient déjà été budgétisés, et l’ensemble ne représente pas plus de 500 millions d’euros par an. Pas de quoi fouetter les finances publiques du pays