Dans un contexte de flambée de violences contre la vie chère en Martinique, un accord était signé le 16 octobre entre l’Etat et les distributeurs en faveur d’une baisse de 20% des produits alimentaires. Non validé par les meneurs du mouvement social, les violences n’ont d’ailleurs pas cessé, comme le faisait remarquer Micheline Jacques, la présidente de la Délégation sénatoriale aux Outre-mer, qui invitait ce jeudi Christophe Girardier, président du cabinet de conseil Bolonyocte Consulting, pour décortiquer les raisons de la vie chère dans les départements d’Outre-mer.
Une audition de presque 2 heures, avec des révélations que l’on pourrait qualifier d’explosives, déjà été partiellement dévoilées un rapport de l’INSEE sur les raisons des écarts de prix dans l’alimentaire entre l’Hexagone et les Outre-mer. Le président de l’IEDOM (Institut d’Émission des Départements d’Outre-Mer) en visite à Mayotte s’en était d’ailleurs fait l’écho en appelant à revoir le modèle économique des Outre-mer qui apparaissent comme des vaches à lait pour de grands groupes qui n’y réinvestissent pas leurs bénéfices. Comme en écho le mois dernier, l’Observatoire des Prix, des Marges et des Revenus (OPMR) de La Réunion pointait l’opacité d’une grande distribution qui règne en maître, et communique peu, notamment sur ses marges arrière. Dans l’indifférence générale. Un rapport de l’OPMR commandé à… Christophe Girardier.
Il prenait donc plaisir ce jeudi, devant les sénateurs et sénatrices rapporteurs de plusieurs dossiers, à revenir sur les rouages sur lesquels s’appuient de grands distributeurs de l’alimentaire avec l’assentiment de l’Etat, « le législateur doit intervenir », alertait-il.
Omerta des autorités autour de la grande distribution
En leur demandant de ne pas rester « sur l’écume des vagues », mais à entrer en profondeur dans les mécanismes de formation des prix, « contrairement à ce qui est avancé, l’insularité et l’éloignement n’y contribuent que de façon secondaire, pesant que sur 5 à 7% de la formation du prix », précise celui qui a aussi créé la plateforme digitale Glimpact, d’analyse de la performance environnementale des produits. Or le différentiel d’un panier moyen de produits avec la métropole est de 37% à La Réunion, de 40% en Martinique, et de 30% à Mayotte, avait indiqué l’INSEE.
Pour comprendre les raisons de cette cherté ultramarine, il fait un parallèle entre ce différentiel aggravé en 5 ans à La Réunion, et le rachat de Vindemia par le Groupe Bernard Hayot (GBH) sous la marque principale Carrefour, devenu le numéro 1 de la distribution à La Réunion. On n’en attendait pas moins de celui qui avait alerté en 2020 sur les menaces que faisait peser cette concentration dans les départements de La Réunion et de Mayotte (ici, enseignes Jumbo score, Mr. Bricolage, Douka Bé et SNIE). Les dirigeants de GBH avaient à cette occasion convié en visio les médias mahorais pour se défendre. Son rapport était commandé par l’OPMR, mais dont n’avait pas tenu compte l’Autorité de la Concurrence : « Elle avait validé cette opération de concentration portant pourtant sur 900 millions d’euros et sans demander une étude approfondie, que réclamaient pourtant les élus ». Il dénonce une sorte d’omerta autour de la grande distribution avec la bénédiction de l’Etat sur place. « L’économie en Outre-mer n’a pas renoncé au bon vieux système de l’économie de comptoir où quelques acteurs monopolisent les richesses qui arrivent du port. La République a libéré les esclaves mais pas le pouvoir économique, ni les terres (…) La fin de l’esclavage n’a pas été accompagnée d’une redistribution des richesses. »
Des marges arrière transparentes… sauf pour le consommateur
Son rapport sur le rachat de Vindémia par GBH, « qui n’aurait jamais dû se faire », va lui servir de fil rouge, une manière de raviver des conclusions qui n’ont jamais été prises en compte par l’Etat, qui reproduit les mêmes erreurs en Martinique. « A La Réunion, deux acteurs possèdent les deux tiers du marché de la distribution alimentaire d’un montant de 2,7 milliards d’euros. Une telle concentration ne facilite pas une politique raisonnable des prix, ni la diversité de l’offre. »
Les marges arrière qui procurent des recettes considérables et opaques aux grandes enseignes sont de nouveau pointées. « Le distributeur exige du fournisseur, par exemple un producteur de yaourts, un certain montant pour être présent sur ses rayons. Lorsque ce dernier vend pour 5 millions d’euros de yaourts et voit arriver une facture de 2 millions d’euros à payer au distributeur, il va répercuter à la hausse sur ses prix. Et ces marges arrière n’apparaissent jamais dans les comptes d’exploitation. » Pire, « dans un rapport, l’Autorité de la concurrence ne mentionne aucune marge excessive, sans un seul mot sur les marges arrière ».
Et alors que le groupe en question est lui-même fournisseur, « GBH produit des yaourts de marque Danone, en lui donnant plus de surfaces dans ses supermarchés que Yoplait qui a pourtant plus de références, mais produit par son concurrent. C’est une atteinte à la concurrence non relevée par l’Autorité qui en a la compétence. »
Limiter les parts de marché à 25%
Pour baisser les prix, la solution d’’importer depuis les bassins régionaux peut être retenue, mais cadrée, et Christophe Girardier prend Mayotte à témoin : « A Mayotte, on est dans tous les excès ! Le différentiel de prix y est moins important que dans les autres Outre-mer, mais parfois au prix d’importations régionales de piètre qualité comme les sardines. Les normes européennes apparaissent souvent comme des freins, mais elles sont aussi des garanties pour des aliments de qualité, surtout que les importations de métropole ne riment pas forcément avec cherté. Pour preuve, des produits d’entretien ou de cosmétiques qui ne sont que 7% plus chers sur les rayons, pourtant issus du même container que des produits alimentaires, qui s’affichent eux, à 37% de plus. » Plus facile de gagner sur ce qui pèse dans le panier des ménages.
Des réformes prioritaires sont donc à mener, « le législateur doit rebattre les cartes ». Dont la limitation des parts de marché des acteurs dans les DOM insulaires à 25% en termes de chiffre d’affaires, plus adapté à la taille des territoires, mais aussi l’interdiction de la structuration verticale des groupes, « on ne peut pas être distributeur et industriel local, sous peine de favoriser ses propres marques », ou l’encadrement des marges arrière, « il ne faut pas les supprimer, mais les rendre transparentes pour freiner l’inflation. GBH a 52 entreprises différentes à La Réunion, difficile pour un commissaire aux comptes de voir où sont les marges arrière. Surtout que le groupe a toujours refusé de me communiquer les chiffres ».
Ingérence des préfets dans l’Observatoire des prix
Il demande également de donner des pouvoirs d’enquête aux acteurs locaux : « On a des yaourts produits localement plus chers que ceux qui sont importés. Les industriels me disent que les machines sont plus chères, mais ils ont bénéficié de défiscalisation pour les acheter. Et les Observatoires des Prix n’ont pas la latitude de diligenter les enquêtes. Leurs présidents sont des magistrats de la Cour des Comptes, mais ce sont les préfets qui décident de leurs budgets et de leurs actions. Certains représentants de l’Etat m’ont demandé de ne pas aborder certaines questions, ou de ne pas publier un chapitre précis, je n’ai évidemment pas obtempéré. Je préconise donc l’indépendance de l’OPMR, il faut couper le cordon ombilical en arrêtant l’ingérence des préfets, c’est contraire à la loi, et octroyer un budget directement à l’OPMR. »
Il faut vraisemblablement aussi statuer sur l’efficacité de l’Autorité de la concurrence. « Lors du rachat de Vindemia par GBH, elle a exigé que ce groupe lâche 4 hypermarchés. GBH a choisi de ne pas garder les plus exposés à la concurrence, rassemblés sous la marque Run Market. J’avais alerté sur le risque, et deux ans après, cette société était au bord du dépôt de bilan… au profit de l’acteur dominant GBH. La décision de l’Autorité de la concurrence a donc affaibli la concurrence. Je considère que sa validation de l’opération de rachat de GBH est une décision politique ». Une manière de dire que la grande distribution continue à faire la pluie et le beau temps en France.
Et une décision qui impacte l’emploi, « GBH se défend en disant qu’ils font travailler 4.000 personnes, mais si le marché n’était pas si concentré, pour un salarié dans la grande distribution, on en créerait 10 dans les petits commerces », explique celui qui demande « un moratoire sur toute grande surface de plus de 2.000m2 ». Et des amendes dissuasives pour ceux qui refusent de publier leurs comptes annuels.
C’est sur l’accord martiniquais que Christophe Girardier conclura son audition. « Tragique ! », lance-t-il pour critiquer l’annulation de l’octroi de mer, « il est à zéro sur ces produits », et un panel de produits du Bouclier qualité prix étoffé, « sans aucune mesure de contrôle ». Un accord où il serait mentionné que ‘les distributeurs vont faire leurs meilleurs efforts pour modérer leurs marges’… Il manque de s’étouffer, « mais qui peut croire ça ?! Aucune étude n’a été menée en Martinique et en Guadeloupe sur les rapports de force concurrentiels dans la distribution ».
Il appelle donc le législateur à « siffler la fin de la partie », sinon « il y aura d’autres crises et dans d’autres départements ».
Anne Perzo-Lafond