Quand Guillaume Jeu arrive en juillet 2021, l’activité d’Apprentis d’Auteuil Mayotte a doublé sur les trois années précédentes, multipliant par deux le nombre de salariés, pour répondre aux nombreux besoins de la jeunesse toujours plus nombreuse de Mayotte. Objectif compliqué à défendre sur un territoire où l’immigration clandestine étouffe des services publics déjà peu fournis. C’est cet axe que nous avons choisi de traiter avec lui, alors qu’il passe la main… pour continuer à veiller sur Mayotte en investissant la direction Océan indien de la structure.
Comment voyez-vous votre mission dans un contexte difficile de révolte de la population contre l’immigration clandestine et qui stigmatise les aides à l’enfance ?
Guillaume Jeu : Tout d’abord, quand je parle de répondre aux besoins de la jeunesse du territoire, c’est toutes jeunesses confondues, des Comores, de Madagascar, d’Afrique centrale, de Mayotte et d’ailleurs. Notre accueil est inconditionnel. Répondre aux appels, c’est la raison d’être d’Apprentis d’Auteuil qui a été fondé il y a 160 ans en métropole. Rien ne nous prédisposait à arriver à Mayotte et à reprendre l’Agepac, si ce n’est un projet citoyen.
Notre mission est de rendre le jeune conscient du rôle qu’il a à jouer dans la société, ici, aux Comores, ou à Madagascar. J’ai rencontré un jeune qui avait passé brillamment son code du permis de conduire, mais qui n’a pas les papiers pour rester à Mayotte, ‘si je suis chauffeur de poids lourd aux Comores, ce sera déjà ça’, m’a-t-il dit. Donc l’essentiel, c’est qu’ils aient conscience que le temps que nous leur donnons, ils l’utilisent pour en faire quelque chose. Quand mes travailleurs sociaux disent leur découragement ou leur frustration lorsqu’un des jeunes se fait expulser, je leur explique que l’objectif, ce n’est pas d’obtenir des papiers, mais c’est de les accompagner dans leur prise de conscience de la valeur de leur vie, ce temps passé avec eux, c’est la mission de l’association. Nous participons à la construction de la personne, sans militantisme ni idéologisme, comme d’autres le font très bien par le jeu ou par le sport, vient ensuite le temps de l’apprentissage, puis, celui du projet de vie. Ces trois étapes, c’est alignement du corps, du cœur et de l’esprit. A l’issue, le jeune doit pouvoir répondre à cette question, quel est mon projet de vie ? »
Et vous, Apprentis d’Auteuil, qui êtes une fondation catholique, comment interagissez-vous avec les jeunes musulmans d’ici en termes de spiritualité ?
Guillaume Jeu : Les travailleurs sociaux doivent inviter le jeune à s’interroger sur sa relation avec Dieu dans son projet de vie, comment il vit sa religion. Est-ce que cela se traduit par la mise en pratique de la solidarité ? Qu’est-ce que la fête de l’Aïd ? Quelle signification dans ma vie ? Il y a parfois une inhibition des jeunes ici quand il faut partager sur l’évolution du monde.
Vous mettez en place cette réflexion dans les 13 services, Msayidié, la prévention spécialisée, le lycée d’Enseignement adapté, etc. ?
Guillaume Jeu : Oui, en 2023, 4.422 jeunes ont été accompagnés avec leurs familles. Nous n’avons quasiment pas fait grossir la structure depuis que je suis arrivé, mais nous avons axé sur une approche qualitative. Également à travers la formation professionnelle et en approfondissant notre offre d’insertion, et cela grâce à nos nombreux partenaires qui correspondent à nos actions : le rectorat, la préfecture, le conseil départemental, le GIP Europe à Mayotte, l’AFD, la DEETS, etc. Car les besoins des jeunes sont multiples, manger, se soigner, une envie folle d’apprendre avec une grande assiduité aux cours, des réponses aux problèmes administratifs, ils ont en tout cas l’énergie de s’en sortir. Il faut donc une approche globale. Problème, pour financer ces besoins, les politiques publiques ne sont pas globales mais compartimentées en France. Soit on fait de la réinsertion avec la PJJ, soit de la prévention spécialisée, et c’est du domaine de l’Aide sociale à l’enfance, etc. Mais comment faire pour financer un dispositif qui prendrait en charge la scolarisation des jeunes sans école tout en proposant à leurs familles une aide à la parentalité. Cette approche globale, nous l’avons trouvée avec la mise en place à venir d’un campus de formation et d’insertion. Il va casser les cloisons entre les différentes sources de financement pour une offre globale.
Et ce campus va nous permettre de tester des parcours d’insertion hors Mayotte*, à Madagascar, Maurice, les Seychelles et dans le département voisin de La Réunion. Nous pensons obtenir les visas pour faire partir 10 jeunes, avec l’appui de l’AFD.
Une solution sur le même mode que celle du rapprochement familial qu’avait mis en place Mlezi, mais qui n’a pas eu de suite…
Guillaume Jeu : La solution est en effet régionale, ‘no man is an island », personne n’est une île, chaque homme est une pièce du continent’, disait le pasteur anglais John Donne, au XVIIème siècle, nous ne pouvons pas isoler Mayotte.
Quels sont vos sources de financement ?
Guillaume Jeu : Sur un budget de 15 millions d’euros en moyenne, environ pour moitié, l’Europe, ainsi que le conseil départemental, la préfecture, la DEETS, la PJJ, le rectorat et bien sûr la Fondation d’Auteuil. Je souligne que nous avons des coûts de prise en charge faibles par rapport à d’autres structures, puisqu’ils se montent à 25 euros par jour et par personne pour M’sayidié par exemple.
Vous quittez Mayotte pour le département voisin. Quelle analyse après votre mission ici ?
Guillaume Jeu : Parfois, je me suis senti isolé, accablé par les crises successives, comme Job dans l’Ancien Testament, j’ai gardé confiance en étant entouré, ce qui permet de surmonter les défis. De toute manière, ici, on ne peut que construire. C’est ce que je transmets à Gwenola Coulange que j’accompagnerai quand je reviendrai une à deux semaines par trimestre, puisqu’en tant que Directeur général d’Apprentis d’Auteuil océan Indien, je suis président du conseil d’administration de Mayotte.
Propos recueillis par Anne Perzo-Lafond
*Dans les pays compatibles avec la diplomatie française