« Votre voiture, on ne peut plus l’amener au contrôle technique, on passerait nos journées sur les routes sinon ». Ce garage ne fait que refléter le traumatisme qui touche tous les automobilistes de l’île : deux heures et demie pour rallier Koungou à Doujani et encore, en pleine journée, loin des fatidiques heures matinales. Impossible dans ce cas de héler un taxi, la plupart maugréent, et quand on tombe sur une souriante perle rare, on est certain de passer une heure dans son véhicule.
Pourtant, des articles sur la mise en place d’une organisation partagée de la mobilité, le JDM en a rédigé en compagnie de l’ingénieur Mohamed Hamissi, Directeur Environnement, PCAET, Transport et Mobilité à la communauté de communes de Petite Terre (CCPT). De retour de Martinique où il était invité à participer à la 1ère édition des « Rendez-vous des mobilités des Outre-mer », ce dernier qui a toujours été force de proposition se dit désormais pessimiste sur la situation, « je ne vois pas de perspectives d’évolution ». Et pour cause, il avait annoncé « une guerre des modes » de la part des gestionnaires des transports, nous y sommes. Ou plutôt, nous végétons dans un cloisonnement des gestionnaires des différents transports.
Et pourtant, à l’entendre, en Martinique, c’est presque avec envie qu’il était écouté, notamment sur la planification des mobilités. « J’ai présenté le Plan de mobilité simplifié de la communauté de communes de Petite Terre, qui n’a pas récupéré la compétence de mobilité. Il s’avère que l’intercommunalité fait partie des territoires les plus avancés d’outre-mer en terme de planification. »

Des taxes sans les services
On se souvient que Mohamed Hamissi avait alerté sur le type de structure à mettre en place par le conseil départemental pour superviser les différents modes de déplacement : un syndicat mixte intermodal, « les autorités organisatrices seraient libres d’organiser leurs transports et le conseil départemental coordonne. » En appelant à ne pas décliner le modèle réunionnais d’autorité unique. Il avait vu juste. « En Martinique, les Réunionnais ont lâché, ‘on est dans l’impasse’, expliquant que malgré les nombreux investissements réalisés, ils subissent 20 à 30 km d’embouteillages, avec un réseau de transport public représentant seulement 7% de l’ensemble des modes de déplacements. » Ils ont décidé d’organiser les Etats généraux de la mobilité, ce que je demande depuis plusieurs mois pour Mayotte, pour que chaque acteur évoque sa compétence, son prévisionnel et qu’une coordination soit faite. »
Il déplore qu’à Mayotte les politiques publiques soient trop absentes des discours des élus, « que ce soit les déchets, l’eau ou le transport. Alors qu’on appauvrit la population : la taxe sur l’assainissement est prélevée par la SMAE alors que nous ne sommes pas raccordés, pareil pour la taxe des ordures ménagères par le SIDEVAM, pour un service déficient et idem sur les salaires des entreprises de plus de 11 salariés pour la mobilité, alors qu’aucun service public n’est en place. Et les plus âgés ou les plus pauvres qui n’ont pas de moyens de locomotion sont obligés de payer un taxi 8 euros pour aller de Passamainty à Kawéni. C’est scandaleux. »
Et dès que la prévision n’est pas au rendez-vous, le serpent se mord vite la queue. Pour alléger la circulation dans sa commune, le maire de Mamoudzou veut mettre en place la circulation alternée, sans solution de transports en communs derrière. « Quand ce système de plaques paires et impaires est mis en place par exemple à Paris, c’est pour des questions de qualité de l’air, or ici, elle est excellente, et là-bas, des solutions alternatives existent avec le métro, le bus, etc., ce que nous n’avons pas. J’apprécie beaucoup Ambdilwahedou Soumaila, mais il faut d’abord se demander comment désengorger Mamoudzou en agissant sur les horaires de livraison, sur la suppression des parkings, et sur un service public à mettre en place en amont. »
La CADEMA comme bouc émissaire

Il pose un problème de compétences, et une CADEMA trop facilement pointée du doigt. « On voit le monde économique défiler sur les médias et l’accuser des embouteillages actuels. Mais depuis le 1er janvier 2020, la loi d’orientation des mobilités impose aux entreprises de plus de 50 salariés d’un même site un volet mobilité dans ses négociations annuelles obligatoires. Elles doivent discuter des trajets domicile-travail, de covoiturage, des déplacements professionnels des collaborateurs, ou des livraisons de marchandises. »
Les taxis, seuls à assurer un service en commun de transport terrestre, sont les oubliés de l’affaire. Il faut dire qu’ils n’avaient pas été des plus dynamiques pour se rallier à Caribus, mais sans leur intégration à l’ensemble des politiques de transport, c’est leur mort assurée, « il faut les accompagner, car ce sont des gens qui n’ont jamais cotisé pour leur retraite ».
La CADEMA facilement indexée alors que le conseil départemental n’a pas mis en place les alternatives à la voiture pour alléger la circulation pendant les travaux de Caribus, « les liaisons maritimes avaient été annoncées pour 2023, les acheminement de fret aux Badamiers ou les transports interurbains dans le Grand Nord et le Grand Sud jusqu’à Mamoudzou aussi. Tout le monde pointe du doigt la CADEMA, et son président répond qu’il va faire à leur place, notamment les navettes maritimes, mais ça n’est pas de sa compétence, et cela promet une explosion de coût de Caribus avec des dérives financières insoutenables. Et sur son périmètre de communauté d’agglomération, la CADEMA n’a toujours pas mis en place un service public. On va droit à l’échec. » Et alors que le conseil départemental doit toujours allouer à Caribus 35 millions d’euros sur lesquels il s’était engagé.

Chacun joue – ou ne joue pas – sa partition dans son coin comme il l’avait prédit, et la CADEMA se sent bien seule avec son Caribus. « On assiste à une vraie crise des autorités de transport à Mayotte, avec de longue date, le conseil départemental qui n’a pas joué sa partition. Il n’est pas le seul, souvenons-nous de la DEAL qui avait dit il y a 15 ans qu’il n’y aurait pas de saturation sur les routes car ce risque aurait découragé les gens d’acheter des voitures ! »
Des Assises pour la mobilité
A force de hurler dans le désert politique, Mohamed Hamissi fatigue, « je suis pessimiste. Je maintiens que le conseil départemental doit créer un syndicat mixte intermodal, et un vrai débat doit être organisé entre les pouvoirs publics locaux qui ont chacun leurs compétences, par exemple sous forme d’Assises. » Car en plus, le temps long de ces projets n’est pas compatible avec les courts mandats, « dans deux ans, ce sont à nouveau les élections municipales, les intercommunalités qui ont donc récupéré la compétence de la mobilité doivent prendre des décisions maintenant, et le chef de file qu’est le Conseil départemental doit rassembler tout le monde. »

Faute de coordination et malgré ses alertes, nous sommes dans la « guerre des modes » de déplacement, « les élus ne font pas confiance aux cadres mahorais et pensent qu’ils ne sont pas à la hauteur. Ils vont chercher des cabinets conseil à Paris sous prétexte de ‘manque d’ingénierie’, mais combien d’entre eux se sont plantés faute d’être cadrés sur place par les experts dont les collectivités ne manquent pourtant pas. »
Le sujet n’est pas traité à sa juste importance selon lui, « « La mobilité dans les transports doit être vue comme une condition sine qua non du développement économique de Mayotte. La population subit et paie quelque chose qui ne fonctionne pas. »
Plutôt que le milliard du BUM, il préconise à nouveau de créer une voie supplémentaire sur les portions embouteillées, « par exemple Longoni-Majikavo », et d’y faire rouler les transports interurbains (compétence du CD) et les bus scolaires, et de mettre en place des parkings dédiés au covoiturage. « Au lieu de dire, s’il y a des bouchons, c’est à Caribus de payer, chaque compétence doit être interrogée ».
Anne Perzo-Lafond