Déclarée Grande Cause nationale il y a de cela 10 ans, l’illettrisme d’un individu peut être perçu comme un fléau quasi-quotidien impactant directement son insertion sociale. Alors qu’il serait dangereusement malvenu de s’engouffrer dans la brèche de l’amalgame et du raccourci facile qui sous-entendrait que l’immigration est le facteur systématique majorant de tout cela, rappelons quelques cartésiennes données. En Hexagone, l’illettrisme touche près de 2,5 millions de personnes selon les derniers chiffres de l’Anlci*, dont 71% d’entre-elles, à l’âge de 5 ans, n’avaient comme unique langue, utilisée à la maison, que celle qu’est le Français. Parmi ce nombre impressionnant, il est important de spécifier que plus de la moitié exerce une activité professionnelle, a dépassé la quarantaine et vit également en zone rurale et/ou à faible concentration démographique.
À Mayotte aussi on veut être des champions
Champion, c’est le titre de ce récent téléfilm français, avec en acteur guest-star le chanteur Kendji Girard, qui parle justement de l’approche quotidienne quasi-caméléon de son protagoniste, Zack, jeune charpentier de 24 ans ayant été retiré bien trop tôt de l’école. Une précocité non sans conséquence, celle de l’illettrisme et de l’aspect plutôt restrictif qui s’y greffe et ce, même dans les simples actions de la vie de tous les jours. C’est justement cette télévisuelle production nourrie d’ouverture, de bienveillance et de saine émotion qui a été projetée ce lundi matin. À Mayotte, selon les données de l’Insee, 58% de la population entrent dans le cadre d’une situation d’illettrisme et 39% d’analphabétisme. Une complexe donne pour notre tout jeune département français qui, rappelons-le, n’a pas pour historiques et linguistiques racines maternelles la pratique de la langue nationale qu’est le Français.
Double challenge qui n’est pas des moindres auquel s’ajoute le facteur de mineurs non scolarisés. Entre 5 300 et près de 10 000 enfants selon l’Observatoire national de la protection de l’enfance. C’est donc avec cette conscientisation globale qu’a été accueillie la matinale projection : « Ce scénario est une réussite qui, de surcroît décomplexe les gens. Le fait qu’il ne soit pas question d’un film fait à Mayotte n’est pas un problème, bien au contraire. Cela met en lumière que même des français de Métropole, ayant pour langue maternelle le Francais, peuvent aussi rencontrer ce genre de difficultés mais que rien n’est irréversible ou une fatalité. Il faut changer notre regard, ne pas avoir honte ou peur d’aborder le sujet, le démocratiser et avancer dans ce sens pour trouver des solutions » nous confie le directeur du Carif-Oref de Mayotte, Youssouf Moussa, organisme mandaté par l’État et le Conseil départemental pour gérer cette plateforme locale de formation et de lutte contre l’illettrisme.
Un travail qui fait ses preuves d’année en année mais qui ne dispose malheureusement pas encore de suivis, statistiques et traçabilités chiffrées afin d’avoir réellement ce concret parlant escompté pour définir, prioriser et ré-axer les outils et contenus de formations qui nécessitent de l’être.
La littératie numérique, nouvel enjeu tout aussi important
Pour rapide mémento, on parle d’illettrisme lorsqu’une personne a été à minima scolarisée mais n’arrive tout de même pas à une certaine autonomie et aisance en matière de lecture, d’écriture ou encore de calcul. L’analphabétisme est une carence totale d’apprentissage due à une non-scolarisation. La littératie, c’est la capacité à utiliser dans sa vie courante les données textuelles et chiffrées aussi bien à l’écrit, qu’à l’oral mais également, de manière plus élargie et générale, à communiquer et interagir en société. Une importante base pour la construction d’un chemin de vie qui se veut de plus en plus complexe aussi au regard du tout dématérialisé qui s’impose, devenant tout aussi indispensable que lire, écrire ou encore, compter. Dans le cas de cette carence touchant l’outil 2.0, on parle alors illectronisme ou illettrisme numérique.
Un handicap supplémentaire qu’il faudrait pouvoir traiter de manière parallèle et encadrée pour justement donner pleine efficience et modernité aux protocoles de formation, un peu à l’image de certaines applications intuitives : « Si je ne sais ni lire, ni écrire, je peux toujours dicter mon message vocalement via mon téléphone et cela lève un frein et évite d’amplifier mon exclusion et mon sentiment de honte » nous introduit Racha Mousdikoudine, responsable de projet et de l’organisation de cette matinée au sein de Carif-Oref, « Par contre, oui, il est évident que cela peut biaiser mon apprentissage lorsque je m’inscris dans cette démarche de remise à niveau ou d’acquisition de bases. Il perdure des contournements sur notre territoire car, si je ne maîtrise pas le Français, j’ai toujours la possibilité de communiquer et demander de l’aide en shibushi ou shimaoré et il en est de même pour l’outil informatique. Il faut pouvoir réduire ces inégalités linguistes et matérielles pour ne pas que notre retard s’accroisse doublement. Si je dois remplir un formulaire de manière automne via ordinateur, comme cela se fait de plus en plus, je dois pouvoir m’en sortir tout seule ». Car oui, même si l’intelligence artificielle et le tout numérique dépassent, voire même surpassent, l’approche humaine en bien des points, on ne peut occulter que dans la vraie réelle, en chair et en os, nous avons encore (dans l’immédiat) nécessitée de maîtriser certaines bases.
L’apprentissage à double orientation
En plus du schéma national de scolarisation classique pour le lequel le rectorat de Mayotte souhaite activement cravacher en vue d’assurer la pleine maitrise des savoirs fondamentaux en français, il est une approche pédagogique de plus en plus soulignée visant également à enseigner et enrichir ces langues maternelles — shibushi / shimaoré — pour justement faciliter l’apprentissage d’une, voire plusieurs autres. En somme, comment puis-je apprendre, réapprendre ou comprendre une langue qui n’est initialement mienne si je n’ai pas les bases solides et grammaticales de celle que je connais déjà et que j’utilise depuis l’enfance. Passer de l’utilisation orale et phonétique au concret textuel et ce, à tout âge. Rappelons qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre et commencer, tout comme il est extrêmement important de rappeler qu’illettrisme n’est ni synonyme d’inintelligence ni d’incompétence, bien au contraire. Souvent, les personnes présentant cette lyrique carence font preuve d’une ingénieuse adaptabilité et de mémoire développée sous toutes ses formes (auditive, visuelle…) pour compenser et camoufler tant bien que mal leur situation non sans honte.
Une honte injustifiée qui doit justement se démocratiser pour en changer les idées préconçues et dévalorisantes comme le raconte, après projection à l’attentive assemblée, Sandati, conseillère au sein de Pôle Emploi Kaweni : « Je fais partie d’un schéma classique de vie de famille. Ma mère était femme au foyer élevant ses 8 enfants. Elle ne savait ni lire, ni écrire, a été très vite retirée de l’école pour aider à la maison étant enfant mais ne souhaitait pas le même chemin pour mes frères et sœurs et moi même. L’école n’a pas été facile pour moi, je bégayais et fais partie de cette génération où le professeur tapait pour enseigner. Nombreux peuvent être les facteurs d’un blocage d’apprentissage mais ne vous découragez jamais et croyez-vous. Il n’est jamais trop tard et ce film nous le démontre bien ».
En plus de l’organisme maison mère qu’est Carif-Oref, c’est près d’une centaine d’organismes de formations et d’enseignements qui oeuvrent sur notre territoire permettant ainsi d’étoffer l’offre co-éducative sans pour autant que les moyens ne soient réellement mutualisés aux dires de certains acteurs du milieu. Une approche plus transparente et centralisée serait donc intéressante à davantage creuser afin d’accentuer l’efficience de ces protocoles ô combien indispensables sur notre tout jeune département français en soif d’appendre.
*Agence nationale de lutte contre l’illettrisme